Difficultés et lenteurs de l’assimilation des ardoisiers au régime minier (1886-1920) .

 Diana Cooper-Richet

Difficultés et lenteurs de l’assimilation des ardoisiers au régime minier (1886-1920) .

Dans : Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. Tome 104, numéro 3, 1997. Mines, carrières et sociétés dans l’histoire de l’Ouest de la France. Textes réunis par Jean-Luc Marais. pp. 227-237.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0399-0826_1997_num_104_3_3954

Résumé

La question de l’assimilation des ardoisiers au régime minier est posée dans un contexte, national et international, de débats sur la protection sociale et de votes de lois dans les pays développés. La France est en retard sur l’Angleterre et l’Allemagne, mais fait néanmoins des avancées sur ce terrain (cf. la loi de 1898 sur les accidents du travail et celle de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes).

De 1894 à 1920 les ardoisiers, parmi lesquels Ludovic Ménard joue un rôle pionnier, se battent pour obtenir des pouvoirs publics le bénéfice des avantages accordés aux mineurs, surtout en ce qui concerne les retraites. Cette assimilation est repoussée par tous ceux qui, proches des milieux industriels, dans l’administration des travaux publics, au gouvernement et au parlement, craignent à la fois la création d’un précédent ouvrant la voie aux demandes d’autres catégories d’ouvriers et le coût budgétaire d’une trop grande extension des lois sociales minières. Le texte de l’assimilation est finalement voté le 30 avril 1920.

La question d’une possible assimilation des ardoisiers au régime minier est posée à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Durant cette période les pays industrialisés d’Europe, comme l’Allemagne et l’Angleterre mettent peu à peu en place des systèmes de protection sociale pour les travailleurs. En Allemagne, sous Bismarck, des lois sociales sont votées : assurance-maladie en 1884, accidents du travail en 1885, retraites en 1891. Un « Welfare State » voit ainsi le jour dans un système politique dirigiste. En Angleterre, de 1802 à 1888 une série de lois améliorant les conditions de travail des femmes et des enfants est votée. En 1833, un corps d’inspecteurs du travail est créé et en 1878 des mesures d’hygiène sont prises dans les usines. Enfin en 1880, les employeurs sont responsabilisés par la loi dans les cas d’accidents du travail.

En France, « la question sociale » a été soulevée au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle dans les cercles philanthropiques. L’arrivée des républicains au pouvoir n’empêche pas les milieux industriels, paternalistes et conservateurs, de limiter prudemment les avancées dans le domaine de la législation protectrice. Néanmoins des progrès sont réalisés. La loi de 1898 sur les accidents du travail marque une étape importante. Pour la première fois la responsabilité des patrons est impliquée. Rap pelons aussi les lois de 1850 et 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, toutes deux très insuffisantes. Mais la France brille moins par les textes d ‘application générale que par ceux qui concernent des populations particulièrement exposées. Les mineurs sont à cet égard privilégiés. Précocement et fortement organisés syndicalement, représentés au Parlement dès les années 1880, ils obtiennent progressivement le vote de lois (1890 : délégués à la sécurité ; 1894 : caisses de secours et retraites ; 1905 : journée de 8 heures), avantageuses pour l’époque.

Dès le milieu des années 1880, l’idée d’assimiler à cette législation des corporations similaires, et souvent peu importantes en nombre, vient tout naturellement à l’esprit de certains parlementaires. Une longue discussion commence alors sur la nature du travail de l’ardoisier et sur les distinctions faites, dans la loi de 1810 sur les concessions, entre mines, minières et carrières. Les ardoisiers sont néanmoins inclus dans la plupart des lois minières, sauf celles qui entraînent des coûts importants : 1894 et 1914 sur les caisses de secours et de retraites et 1905 sur la journée de 8 heures.

C’est autour de ces deux questions que la volonté d’assimilation des ardoisiers se cristallise. D’abord en Anjou, avec Ludovic Ménard, puis dans les Ardennes et les autres ardoisières. À partir de 1910, les ardoisiers font partie de la Fédération du Sous-Sol et l’assimilation devient un enjeu fédéral. En 1912, une modification de la loi de 1894 est proposée à la Chambre par Albert Thomas afin d’y englober les ardoisiers. Durant 8 ans des débats longs et contradictoires ont lieu au Parlement, au cours desquels opposants et défenseurs de l’assimilation tentent de gagner du temps. C’est finalement le rôle joué par les ardoisiers pendant la première guerre, puis la menace d’une grève générale de tous les travailleurs du sous-sol qui forcent les sénateurs, réticents, à voter l’assimilation le 30 avril 1920.

Naissance de l’idée d’assimilation (1886-1898)

Au début des années 1880, les mineurs de charbon du bassin de la Loire rédigent un programme de revendications dans lequel ils réclament notamment, la constitution d’une caisse de retraites propre à leur corporation. L’idée fait son chemin. En 1886-1887, le député de la Loire Audiffred et en 1893 le député de l’Oise Cuvinot, rapporte à la Chambre sur des propositions de lois en faveur des Caisses de Secours et de retraites pour les mineurs, ils incluent naturellement les ardoisiers1. Dans les deux cas les ardoisiers ont été naturellement associés aux mineurs, sans que la question de l’assimilation soit abordée en tant que telle.

Lors de la discussion finale du texte sur les caisses de secours et de retraites des mineurs, le 9 juin 1894 à l’Assemblée, le député monarchiste et philanthrope du Cher, le Prince d’Arenberg, s’adressant au Ministre des Travaux Publics critique vivement la loi de 1810 sur les concessions minières. « On s’explique difficilement que l’on fasse un sort différent à des ouvriers suivant qu’ils travaillent dans les mines ou dans les minières, alors que le plus souvent la manière de travailler est la même »2. Le député du Cher souligne que presque toutes les ardoisières sont désormais souterraines. La dernière exploitation à ciel ouvert ferme quatre ans plus tard en 1898. La distinction lui paraît obsolète, d’autant qu’il est prévu « que les exploitants de minières et de carrières souterraines pourraient être assimilés aux exploitations de mines pour l’application de la présente loi, en vertu de décrets rendus en Conseil d’État sur proposition du Ministre des Travaux Publics »3. D’Arenberg presse donc le Ministre de s’engager à répondre positivement aux demandes de ce type qui lui seront adressées. « En un mot que les ouvriers des minières et carrières puissent bénéficier des avantages de la pré sente loi ». La réponse du ministre est encourageante, mais le résultat se fait attendre un quart de siècle.

La législation fournit pourtant progressivement de plus en plus d’arguments aux partisans de l’assimilation. Les ardoisiers sont en effet très souvent assimilés aux mineurs dans les lois qui sont votées. En 1890 des délégués à la sécurité sont prévus dans les mines et dans les ardoisières ; le 27 janvier 1891 le Conseil Supérieur du Travail est créé par décret, cet organisme consultatif tripartite inclut les ardoisiers dans le groupe minier, pour l’élection des représentants ouvriers ; 1892, la loi sur le travail des femmes et des enfants dans les mines s’appliquent aux ardoisières ; dans la loi de 1898 sur les accidents du travail, l’article 6 relatif aux industries minières concerne les ardoisiers. Mais pour tous, les véritables enjeux de l’assimilation sont les lois sur les caisses de secours et de retraites (1894 et 1914) et dans une moindre mesure sur la durée du travail dans les mines (1905). Étendre le bénéfice de ces textes aux ardoisiers à un coût, pour l’État et pour le patronat, bien plus important que les lois de 1890, 1892, voire même 1898. Pour cette raison principale, et pour d’autres, le combat pour l’assimilation au régime des retraites minières sera long et ardu. Pour les syndicats d’ardoisiers et de mineurs, l’assimilation est un objectif primordial.

L’action syndicale en faveur de l’assimilation

L’histoire syndicale des ardoisiers est compliquée. La corporation est à la fois coupée sur le plan géographique et sur le plan organisationnel jusqu’en 1908. Il y a deux régions ardoisières importantes en France, l’Anjou avec 55 % de la production au début du XXe siècle et les Ardennes avec 12 %. Le reste de la production est réparti entre les Alpes, la Bretagne et les Pyrénées.

En Anjou, les traditions de lutte sont anciennes. Les ardoisiers marchent sur Angers en 1855 pour y proclamer une République Démocratique et Sociale4. En 1880, naît la première chambre syndicale qui vivote même après le vote de la loi de 1884. La grève de 1891 témoigne de l’agitation ouvrière dans la région. Ludovic Ménard situe la véritable naissance du syndicalisme ardoisier à Trélazé vers 1901, date à laquelle il devient secrétaire de la Fédération des Ouvriers Ardoisiers. Cette organisation adhère à la CGT anarcho-syndicaliste en 1904.

À Fumay dans les Ardennes, les ardoisiers sont également regroupés en syndicat sous la conduite de Martin-Coupaye. En 1901 ils font une grève de trois mois. Puis décident en 1904, de rejoindre la puissante Fédération Nationale des Mineurs. Cette fédération réformiste n’appartient pas à la CGT et ne la rejoint qu’en 1908.

Pourtant en dépit de ces divergences idéologiques, Ludovic Ménard prend contact avec les ardennais, en 1907. L’année suivante leurs pourparlers aboutissent à la fondation de la Fédération Nationale des Ardoisiers, qui fusionne en 1910 avec les mineurs. La fédération ainsi constituée est celle du sous-sol et similaires, son trésorier est un ardoisier et elle appartient à la CGT. En 1912, la Fédération des Travailleurs du Sous-Sol tient pour la première fois son congrès annuel dans une ville ardoisière : Angers. Ce rapprochement entre les 250 000 mineurs et les 12 000 ardoisiers est le résultat d’une attirance naturelle entre métiers similaires qui trouvent un intérêt à s’associer ; il est également le résultat des décisions prises à Marseille en 1908, au congrès de la CGT, pour favoriser la création de fédérations d’industries. Ces regroupements plus larges que les fédérations de métiers, ont pour objectif d’être plus en rapport avec l’évolution de l’organisation industrielle.

Bien que soulevée par les parlementaires dans les années 80-90, la question de l’assimilation ne devient une véritable revendication syndicale qu’en 1904, au Congrès de Douai. Cette année-là, les ardoisiers des Ardennes ont rejoint les mineurs et la Fédération demande à deux élus de ce département : Albert-Poulain5 et Dunaime6 d’œuvrer pour que les ardoisières de leur région ne soient plus considérées comme des carrières. Par la suite, de 1905 à 1911 , de Saint-Étienne à Commentry , les délégués aux congrès miniers renouvellent le même vœu : « La Fédération des Mineurs de France qui a pris sous sa protection et à laquelle adhère le syndicat ouvrier des ardoisiers, invite le gouvernement à modifier la loi de 1810, qui interdit à tous les ouvriers ardoisiers le bénéfice du projet de loi sur les retraites des ouvriers mineurs »7. En 1910, au congrès d’ Albi : « l’alignement du sort des ardoisiers sur celui des mineurs : retraites, durée de la journée de travail » est demandée. De leur coté les ardoisiers décident en avril 1908 au cours de leur congrès de Trélazé, de mandater Ludovic Ménard et Martin-Coupaye pour rencontrer le Ministre du Travail et de la Protection Sociale du gouvernement Clemenceau et de lui faire part de leur volonté d’assimilation. Grâce à l’intervention de Jean Jaurès, les deux ardoisiers sont reçus par Viviani, qui souhaite plus d’informations sur les conditions de travail et de santé des membres de la corporation. Il s’engage, après lecture des documents qui lui seront envoyés, à saisir si nécessaire le Conseil d’État.

Deux médecins sont sollicités afin « de rechercher si la vie des ardoisiers est plus courte que celle des autres ouvriers et s’il y a lieu d’étendre à tous les ouvriers-ardoisiers le bénéfice de la loi de 1894 »8. Dans leurs rapports, le docteur Jagot, Directeur de l’École de Médecine d’Angers et le docteur Ripert de Fumay, concluent que « les risques professionnels et les maladies, particulièrement l’anthraeno-schistose, qui ouvrent la porte à la tuberculose, constituent des risques professionnels tels, qu’il y a lieu d’assimiler les ouvriers-ardoisiers aux mineurs et qu’il n’est que juste d’étendre à ces ouvriers les bénéfices de la loi de 1894 »9 . Saisi par Viviani, le Conseil d’État donne un avis favorable dans le courant de l’année 1911. Malheureusement les archives cette institution ne conservent aucune trace des travaux préparatoires motivant de l’avis positif donné par les conseillers à la requête de Viviani.

Les démarches syndicales se précisent. Arrivé à la tête de la Fédération Nationale du Sous-Sol en 1911, Bartuel, spécialiste des questions de retraites minières, prépare une proposition de modification de la loi du 29 juin 1894, afin d’y inclure les ardoisiers. Il confie ce texte au député socialiste Albert Thomas, afin de le faire étudier par la Commission des Mines de la Chambre. Durafour, député radical-socialiste de la Loire, bon connaisseur des mineurs, expose le point de vue de la Commission dont il est le président, devant le congrès des mineurs à Angers, en février 1912. Bien que cette visite constitue une première, l’intervention de Durafour déçoit. Néanmoins le processus parlementaire est en route ; il sera long et laborieux, surtout au Sénat.

Débats parlementaires autour de l’assimilation (1912-1920)

À la Chambre des Députés la question de l’assimilation est discutée en mars 1912, lors du débat sur l’extension de la loi des 8 heures de travail dans les mines et en juillet de la même année, lors de celui sur la création d’une Caisse Nationale de Retraite des Ouvriers Mineurs. Les opposants à l’assimilation reprennent certains des arguments développés vers 1880, par les défenseurs de l’économie libérale. Ingénieurs, magistrats, professeurs de droit s’efforcent de démontrer que le métier de mineur n’est pas plus dangereux que celui d’un ouvrier du chemin de fer ou des chantiers publics et qu’il n’est donc pas nécessaire de doter les mines d’une législation spéciale10. Ils redoutent par ailleurs une intervention plus importante de la puissance publique dans les mines. Ajoutons que les œuvres patronales, constituées depuis longtemps, sont une façon pour les industriels de forcer la reconnaissance de leurs ouvriers. Toute législation protectrice leur retire de ce crédit, qui revient alors à l’État.

En mars 1912, le député de la Sarthe Maurice Ajam, membre de la Commission des Mines, explique qu’il a été envoyé par la Chambre dans le Nord-Pas-de-Calais. Il était au moment de son départ sous l’emprise de ses lectures : Germinal de Zola et La Mêlée Sociale de Clemenceau11. « Je m’attendais à trouver une population anémiée, disons le mot, une population un peu dégénérée par le travail dans la mine… je me suis trouvé en présence d’une race qui… est au moins égale, sinon supérieure au point de vue psychologique, à celle des électeurs que je représente… ce ne sont pas des gens mélancoliques et il suffit d’être descendu au fond d’une mine et d’y avoir entend chanter les rouleurs et les galibots pour savoir qu’ils ne se plaignent pas trop de leur sort » , donc conclut le député « on ne doit pas considérer la profession de mineur comme l’une de celles dans laquelle le travail doit être exceptionnellement réduit »12. Ajam n’est donc pas partisan de l’extension de la réduction du temps de travail. Au cours de la même discussion, Durafour, qui pourtant a déçu les congressistes à Angers le mois précèdent, se prononce en faveur du texte. « Que l’ouvrier mineur ait droit à une législation de bienveillance et qu’il appartienne à l’État de lui concéder, c’est un postulat qu’il n’apparaît guère possible de contester aujourd’hui »13. Léon Bourgeois, Ministre du Travail, père du Solidarisme et chaud partisan de mesures en faveur d’une meilleure hygiène et d’une prophylaxie de la tuberculose, défend une position intermédiaire. Il prône une légère augmentation du nombre des bénéficiaires de la loi de 1905. Pas d’extension à tous, telle est l’opinion défendue également par Roden, Président de la Commission des Mines. Basly, député mineur du Pas-de-Calais, dénonce à l’occasion de ce même débat l’hostilité de l’administration des Travaux Publics. Il note que certains directeurs de service, intervenant devant la Commission des Mines, se montrent opposés à tout élargissement de la loi sur les 8 heures. Il affirme que le Ministre des Travaux Publics Gauthier, appartenant à la Gauche Démocratique, plutôt favorable aux ouvriers, a dû sous la pression de son administration signer une circulaire qui dénaturait le sens de la loi de 1905. Or selon le député du Pas-de-Calais, les ingénieurs-en-chef se réfèrent plus volontiers à la circulaire, restrictive, qu’à la loi. Il donne l’exemple de l’ingénieur Léon, dans son département, pour qui seul compte le texte administratif.

Le 30 mars 1912, les députés votent massivement l’amendement étendant la loi de 1905 à de nouvelles catégories de travailleurs des mines, mais la proposition d’Albert Thomas d’y inclure les ardoisiers n’est pas retenue. Le principe de l’assimilation des ardoisiers n’est donc pas acquis à la Chambre et la question est de nouveau soulevée en juillet 1912, lors du débat sur la Caisse Nationale de Retraite des Ouvriers Mineurs, proposée par Albert Thomas. En dépit des avis favorables données par les Commissions des Mines et des Finances, Léon Bourgeois fait part de ses craintes concernant les conséquences financières d’une participation des ardoisiers à la caisse projetée. Il redoute également que « d’autres industries, dans lesquelles les conditions de travail sont analogues, au point de vue de l’insalubrité et la fatigue extrême réclament… l’assimilation ». Mais face aux arguments du ministre ceux du député socialiste de l’Allier, Thivrier14, emportent l’adhésion des parlementaires. Pour lui les ardoisières sont des entreprises prospères, les ouvriers sont peu nombreux et « les cotisations qu’ils verseraient avec leurs patrons pourront, car ils meurent malheureusement plus jeunes encore que les ouvriers-mineurs, suffiront largement à les faire bénéficier de la loi sans alourdir les charges de la Caisse Autonome que nous allons instituer »15. Le 11 juillet, la Chambre adopte le principe de l’assimilation.

Au Sénat, tout comme à la Chambre, la discussion porte d’abord sur la proposition d’extension de la loi de 1905. En séance plénière le rapporteur Boudenoot, un polytechnicien ingénieur des mines, Président du Conseil d’Administration de la Société des Mines de Carvin et administrateur de la Compagnie des Mines de Bruay, souhaite donner de son assemblée une image sociale ; n’est-il pas sénateur du Pas-de-Calais, membre du groupe de l’Union Républicaine. « Le temps n’est plus où la Haute Assemblée était inféodée à un conservatisme étroit et hostile aux réformes sociales », mais si « la réglementation du travail dans les ardoisières et dans les mines métalliques mérite d’être étudiée… la question n’est pas en état d’être résolue aujourd’hui.. .il faut qu’elle fasse l’objet d’une étude approfondie ». Boudenoot souligne ensuite les nombreuses différences qui existent entre ardoisières et mines de charbon et les risques économiques de l’extension de la réduction du travail. « Chaque fois que l’on diminue les heures de travail, il y a fléchissement dans le rendement industriel »16. Chéron, Ministre du Travail dans le Cabinet Barthou en 1913, favorable à l’extension de la loi sur les 8 heures à tous les travailleurs de la mine, souhaite la disjonction du cas des « miniers et ardoisiers ». Fabien-Cesbron, député conservateur du Maine-et-Loire, plaide pour la cause des entreprises ardoisières de l’Ouest, contre la proposition. Dans le Maine-et-Loire les ouvriers sont rares. Or la mise en application de la journée de 8 heures et le maintien de la production conduiraient à de nouvelles embauches. Les ardoisières de cette région subissent déjà durement la concurrence des tuileries, du fibro-ciment et du ciment volcanique. Les Chambres de Commerce sont elles aussi opposées à la baisse du temps de travail. Afin d’éviter les « exagérations et les surenchères » le Sénat, suivant en cela son rapporteur et le Ministre du Travail, vote la disjonction des miniers et des ardoisiers le 13 novembre 1913.

Le Sénat doit également étudier la proposition de loi sur la Caisse de Retraite des Ouvriers Mineurs. Il nomme une commission à cet effet, le 21 novembre 1912. Elle est présidée par Louis Boudenoot. À partir de juin 1913, la Commission entend successivement les représentants des mineurs, puis Chéron et son Directeur de Cabinet, Paulet. Dans les notes conservées dans les archives du Sénat, il est simplement signalé que « l’entente est complète entre le Ministre et les sénateurs, membres de la commission »17.

Poursuivant ses auditions, la commission reçoit le 13 juin la délégation du patronat minier avec à sa tête le Président du Comité Central des Houillères de France, Darcy, le Vice-Président et le Secrétaire-Général, accompagnés de plusieurs directeurs de compagnie. Au terme de l’entrevue, Darcy, dans un esprit de conciliation, accepte le principe de la loi . C’est ensuite au tour de la délégation des patrons ardoisiers des Ardennes et du Conseil Général de ce département. Le Directeur des Ardoisières de Rimogne, le député socialiste Doizy, par ailleurs médecin-conseil de l’Union des Syndicats d’Ouvriers Ardoisiers des Ardennes et le sénateur radical Lucien Hubert, demandent l’admission des ardoisiers de l’Est à la Caisse de Retraite des Ouvriers Mineurs. Un autre membre de la délégation, le conseiller Desplous évoque la fréquence des accidents et des maladies professionnelles qui éloignent la main-d’œuvre des ardoisières. Une sécurité pour la vieillesse, permettrait de retenir les ouvriers.

En 1909, l’Union des Syndicats d’Ouvriers Ardoisiers des Ardennes, fait paraître une brochure sur la schistose signé par les docteurs Doizy et Ripert de Fumay et par le syndicaliste Martin-Coupaye. Elle met l’accent sur le caractère néfaste pour la santé du métier d’ardoisier et sur la durée de vie moyenne de ces ouvriers : entre 46 et 48 ans selon les études. Le document est envoyé au préfet à l ‘attention du Ministre du Travail. Le Conseil Général décide de soutenir les demandes ouvrières pour l’obtention du bénéfice de la loi de 1894 sur les retraites, et plus tard sa modification. Dans cette région ardoisière, les exploitations appartiennent souvent aux communes, les directions sont donc plus favorables aux ouvriers que dans l’Ouest. Les ardoisières du Maine-et-Loire n’envoient pas de délégation au Sénat. Le patronat y est hostile à l’assimilation, dont il redoute les effets sur la production. La Chambre de Commerce d’Angers aborde le problème le 25 juin 1912. Elle se base pour sa discussion sur le rapport d’un ancien charpentier devenu entrepreneur de travaux publics, Jéhier, qui est en relation avec deux des administrateurs de la Commission des Ardoisières d’Angers, Bordeaux- Montrieux et Larivière. Jéhier estime que les ouvriers ardoisiers travaillent dans de bonnes conditions18.

La Commission du Sénat reçoit pour finir, le 10 juillet 1913, les délégations ouvrières des Ardennes et de l’Anjou, accompagnées d’un représentant de la Fédération Nationale du Sous-Sol. Les délégués insistent sur la similitude de leurs conditions de travail avec celles des mineurs, surtout depuis que les exploitations sont exclusivement souterraines. Gomot, de la Fédération, évoque les conséquences financières de l’admission des ardoisières dans le régime minier et déclare que même en cas de baisse générale du montant des retraites, cette assimilation est voulue par l’ensemble de la corporation. Après avoir écouté toutes les parties, revu le Ministre du Travail et en accord avec lui, la commission propose, le 22 janvier 1914, de disjoindre le cas des « miniers et des ardoisiers » et donc de ne pas leur permettre d’adhérer à la future caisse.

La loi instituant la Caisse Autonome de Retraite des Ouvriers Mineurs est votée en urgence le 25 février 1914. Elle accorde aux seuls mineurs, une caisse de retraite installée à Paris. Gérée et financée de manière tripartite : ouvriers, compagnies et État, elle alloue à chaque retraité, une somme annuelle allant de 640 à 730 francs.

En 1914 et jusqu’à la fin du conflit, les réformes sur lesquelles les ardoisiers comptent le plus sont bloquées au Sénat. Durant la guerre, les ardoisiers des services auxiliaires sont affectés d’office aux travaux des mines. Leurs capacités d’adaptation et leurs efforts sont exceptionnels selon le témoignage de Ludovic Ménard. Le radical Louis Loucheur, dont le nom est resté attaché à une loi sur les habitations à bon marché votée en 1928, a été responsable de l’armement et des fabrications de guerre durant le conflit, puis de la reconstruction industrielle à la fin de celui-ci. Devant le Bureau National de la Fédération du Sous-Sol il estime, à la fin de la guerre, « les ardoisiers, par leur bonne volonté, leur énergie et leur capacité dans l’exécution de tous les genres de travaux qui leur furent confiés, n’auraient-ils que ce droit incontestable de prétendre au bénéfice de l’assimilation que le gouvernement considérerait comme un devoir de leur octroyer »19.

La réduction du temps de travail, est accordée aux ardoisiers en avril 1919, grâce au vote de la loi Durafour. Mais l’assimilation proprement dite tarde, en dépit des promesses faites par les Ministres du Travail successifs : Loucheur, Colliard et Jourdain. C’est finalement le dernier, un alsacien qui occupe le poste à deux reprises en 1919 et 1924 et qui se fait connaître par son arbitrage lors des grèves de mai 1920, qui obtient l’assimilation. Il commence en février 1920, par un décret accordant aux ardoisiers le bénéfice de l ‘assurance-maladie des mineurs. Le 27 avril, il reçoit les membres du Bureau Fédéral de la Fédération du Sous-Sol, qui menacent de lancer une grève générale si l ‘adhésion des ardoisiers à la CAROM n ‘ est pas votée avant le 1er mai. Jourdain promet d’intervenir auprès de la Commission des Mines du Sénat et dépose, en son nom et celui du Ministre des Travaux Publics, un projet de loi d’assimilation. Les rapporteurs en sont F. de Wendel, membre de la grande dynastie industrielle de l’Est et Eugène Raynaldi, député de l’ Aveyron, membre de la Gauche Républicaine et Démocratique. Ils appartiennent à la Commission des Mines de l’Assemblée et défendent le point de vue selon lequel un ardoisier est un petit entrepreneur et non un ouvrier. L’assimilation ne peut donc être que partielle. La majorité des députés ne les suit pas et le projet Jourdain est votée le 29 avril. Présenté le jour même au Sénat, il est renvoyé à la Commission des Mines de la Haute Assemblée. Devant l’urgence de la situation, la menace de grève générale, le Président du Conseil Alexandre Millerand intervient le 30 avril en séance plénière du Sénat, pour défendre un texte « équitable » et qui répond à de réels besoins. Paul Strauss, Président de la Commission des Mines, Sénateur de la Seine et futur Ministre de l’Hygiène, de l’assistance et de la Prévoyance Sociales, Paul Doumer, Président de la Commission des Finances, partagent le point de vue du chef du gouvernement. Mais ils estiment néanmoins que le projet ne devra être examinée que « dès la première séance de rentrée du Sénat ».

Ce nouveau report, intervenant après tant d’autres et au moment même où le Parlement, le gouvernement et les intéressés sont enfin arrivés à un accord, incite le sénateur Hubert, ainsi qu’un certain nombre de ces collègues à réclamer un vote immédiat. La discussion dévie alors de la loi elle-même, vers les conditions dans lesquelles elle sera votée. La menace de grève générale que brandissent les mineurs pour le lendemain constitue pour beaucoup de sénateurs, un obstacle à la sérénité de leurs débats. « Nous voulons la paix sociale et des lois justes, mais non des lois commandées du dehors à jour et à heures fixes »20. En dépit des réticences exprimées, le Président du Sénat Léon Bourgeois, soutenu par Paul Doumer, insiste pour que la Commission des Mines se réunissent immédiatement. En moins d’une demie heure un rapport favorable est rédigé et lu. L’urgence est déclarée et après une discussion très rapide, au cours de laquelle « la dignité du Sénat » est évoquée, le projet de loi est enfin voté.

Le 1er mai 1920, le Journal Officiel publie le texte de la loi d’assimilation.

Les corporations exposées, comme celles des mineurs, des employés du chemin de fer et des marins de la Marine Marchande, se constituent à la fin du XIXe siècle des régimes spéciaux de protection sociale. Chaque demande en provenance d’un nouveau groupe professionnel inquiète le patronat et ses représentants au Parlement, ainsi que la haute administration des Travaux Publics qui veulent éviter une généralisation des cas particuliers. Mais au lendemain de la Grande Guerre en raison des importants sacrifices imposés aux classes laborieuses durant le conflit, cette position est de plus en plus difficile à défendre. Il ne s’agit plus alors que d’un combat de retardement et non d’une lutte pour un empêchement définitif.

Au cours des nombreux débats qui ont lieu pendant ces années, Jean Jaurès inter vient de multiples fois, notamment sur sa conception de la retraite, qui est d’une modernité et d’une actualité étonnantes. Il défend l’idée d’une retraite à 50 ans pour certaines professions pénibles ; les mécaniciens et les chauffeurs des compagnies de chemin de fer, ont obtenu cet avantage en 1909 et il est d’avis que les mineurs devraient pouvoir en bénéficier également. « II ne s’agit pas de donner à des travailleurs tout à fait épuisés, incapables désormais d’aucun effort ; il s’agit d’assurer à ceux qui, pendant des années ont donné leur effort, la possibilité de respirer un peu, de s’occuper, de ralentir leur travail »21. C’est cette dernière proposition qui est particulièrement novatrice. Les travailleurs selon Jaurès, ne devraient pas être contraints de cesser brutalement et irrémédiablement le travail, le jour où ils passent à la retraite. L’organisation industrielle et économique lui paraît barbare : « jusqu’à un certain âge… l’homme est surmené et aussitôt que l’aiguille a appuyé sur une petite marque noire, il passe dans le néant du travail, qui est comme une image anticipée et morne du néant de la vie… je considère que jusqu’au dernier souffle l’homme doit produire, dans la mesure où il le peut, c’est par là seulement qu’il est rattaché à l’intelligence et à l’activité de la pensée… La vérité de la vie et de l’intelligence est dans le travail, mais dans un travail proportionné aux forces de l’homme »22 .

Diana Cooper-Richet

Maître de conférences à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines

1. Compte rendu des débats de la Chambre des Députés, séance du 11 juillet 1912, p. 2234.

2. Compte rendu des débats de la Chambre des Députés, séance du 9 juin 1894, p. 951.

3. Op. cit.

4. Cf. la communication de Jean-Guy PETIT.

5. Député socialiste des Ardennes, cet ouvrier mécanicien se consacre à la Chambre aux dossiers ouvriers. Il est membre de la Commission d’Assurance et de Prévoyance Sociales.

6. Député radical des Ardennes de 1893 à 1914, puis de 1924 à 1926, Henri Dunaime s’intéresse tout particulièrement à la question des retraites.

7. Compte rendu des débats à la Chambre des Députés, séance du 11 juillet 1912, p. 2236.

8. Ludovic MÉNARD, L’ assimilation des ouvriers ardoisiers aux ouvriers mineurs, Angers, 1912, 15 p.

9. Op. cit.

10. Voir sur ce sujet, Diana COOPER-RICHET, « Aux origines de la Sécurité Sociale minière (1850-1914) », in Actes du 113e Congrès National des Sociétés Savantes, Strasbourg, avril 1988. Paris, Association pour V Étude de l’Histoire de la Sécurité Sociale, 1989, p. 41-74.

11. Georges Clemenceau a fait partie de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la situation des ouvriers de l’industrie et de l’agriculture en France, en 1884. Il s’est particu lièrement intéressé aux mineurs d’Anzin et aux causes de leur grande grève. Les travaux de cette commission n’ont pas été suivi d’effet. En 1895, dans son ouvrage de réflexions et de chroniques sur la société française La Mêlée Sociale (Paris, Bibliothèque Charpentier, p. 466), il porte de nouveau son attention sur les mineurs, notamment sur la réforme du régime minier, c’est-à-dire sur la modification de la loi de 1810, mais aussi sur les grèves et les conditions de travail.

12. Compte rendu des débats de la Chambre des Députés, séance du 29 mars 1912, p. 1019.

13. Op. cit., p. 1025.

14. Fils du célèbre député en blouse, Christophe Thivrier.

15. Compte rendu des débats de la Chambre des Députés, séance du 1 1 juillet, p. 2234.

16. Compte rendu des débats du Sénat, séance du 14 novembre 1913, p. 1409.

17. Le registre dans lequel sont consignés les minutes des séances de la commission sénatoriale ne comporte pas de cote.

18. Ce rapport est repris et critiqué par Ludovic MÉNARD, L’assimilation des ouvriers ardoisiers aux ouvriers mineurs, Angers, 1912, 15 p.

19. Op. cit.

20. Compte rendu des débats du Sénat, séance du 30 avril 1920, p. 558, intervention du sénateur du Maine-et-Loire Jules Delahaye.

21. Compte rendu des débats de la Chambre des Députés, séance du 12 juillet 1912, p . 2288.

22. Op. cit.

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