01/07/1905. Les Temps Nouveaux. L’ordre règne.

 

L’Ordre dans la Rue

Les journaux nous informent qu’il y a eu à Angers de « regrettables bagarres » , par suite de l’interdiction des processions dans la rue à l’occasion de la Fête Dieu. Les partisans de cette solennité, au nombre de plusieurs milliers, ayant à leur tête les ministres de leur culte, ont organisé un cortège dans les rues de la ville, en criant : Liberté ! démission ! puis ont manifesté leur mécontentement sous les fenêtres de la préfecture, enfin ont eu une collision avec les agents de la force publique. Voici ce que je lis dans le Petit Parisien :

« Nombre d agents furent frappés à coups de cannes et de bâtons. Des gendarmes furent appelés pour prêter main-forte aux agents et il ne fallut pas moins de trois quarts d’heure aux représentants de l’autorité pour refouler et disperser les manifestants. Six d’entre eux, dont trois prêtres, ont été arrêtés. Quelques instants plus tard, une manifestation non moins grave se produisait devant les bureaux d’un journal socialiste dont on essaya de défoncer la porte d’entrée. Un ouvrier cordonnier, du nom de Colin, qui se trouvait dans la rue, a été très vivement malmené par les manifestants qui, finalement, se sont dispersés après midi. »

En résumé, les manifestants se sont promenés dans les rues tant qu’ils ont voulu, ont rossé agents et gendarmes, et en fin de compte, c’est un ouvrier, de passage dans la rue, qui a écopé!

La police avait mis ses gants du dimanche, et tout doucement, malgré les coups reçus, a refoulé les manifestants, pendant trois quarts d’heure. Quant aux sabres, ils sont restés au fourreau, et les fusils au râtelier. Que le Dieu de ces manifestants en soit loué ! Mais il y a une comparaison qui s’impose entre les diverses manières de « maintenir l’ordre dans la rue » suivant que cet ordre est troublé par des gens qui réclament une procession ou par des gens qui réclament du pain. Ces derniers, on les fusille; les autres, on les refoule doucement.

Il me semble que les uns et les autres ont droit aux mêmes procédés : je veux dire la liberté pour tous et dans aucun cas les balles, et qu’en bonne justice, s’il y avait lieu de montrer quelque sympathie, c’est bien aux malheureux qui luttent contre la misère plutôt qu’aux groupements embrigadés par les soutiens de l’autel qui sont aussi ceux du capital.

Je connais la façon d’opérer de ces gens-là. Je les ai vus à l’œuvre en Bretagne, à Tréguier, lors de l’inauguration du Calvaire de Protestation contre la statue de Renan. Tout ce qui reste de brutes dans les campagnes, à quinze lieux alentour, avait été armé de gourdins, amené en chemin de fer, en voilures, à pied par groupes ayant à leur tête des prêtres. Tout ce monde était logé, nourri et largement abreuvé par les organisateurs, qui non seulement les défrayaient de tout, mais leur versaient encore de l’argent. Les autorités durent interdire la sortie de la procession dans la rue et même le port de toute canne ou bâton. Cela n’empêcha pas toute une série de manifestations violentes dans les rues jusqu’à une heure tardive de la soirée, au cours desquelles les gendarmes furent obligés d’arrêter des prêtres qu’on trouva armés de revolvers. Dieu de douceur et de charité, voilà bien les ministres !

Qui donc nous accuse de propager l’action directe ? N’est-ce pas les nationalistes qui ont préconisé la grève des contribuables et le retrait des fonds de la Caisse d’épargne ? N’est-ce pas les chrétiens militants qui se sont opposés par la force à la fermeture des couvents, et ont couvert l’armée, que pourtant ils vénèrent, de quelque chose de plus tangible que des injures ? Mais voilà, contre les grévistes, les officiers marchent, avec plaisir, du moins pour la plupart; contre les calotins en révolte ils ne marchent pas, ou font seulement semblant.

En fin de compte, jamais les grévistes ne se sont attaqués aux passants, tandis que les bons chrétiens se mettent à plusieurs centaines pour assommer un ouvrier, sans compter les attaques à la propriété privée. Et on les laisse faire, jus-qu’à ce qu’ils se rappellent qu’il est temps d’aller déjeuner !

On a fait, le 18 décembre 1893, une loi qui déclare « criminelle toute association, toute entente établies en vue de préparer ou de commettre des violences contre les personnes ou les propriétés » et les peines varient des travaux forcés à la réclusion avec interdiction de séjour.

Il me semble que les gens qui, de longue date, ont embrigadé des ignorants et des imbéciles pour «taper sur les mécréants », défoncent des portes et assomment les passants, tombent assez sous le coup de cette loi.

Je serais désolé qu’on la leur appliquât, pas plus qu’à d’autres. Mais il n’y a pas lieu de le craindre. Elle n’a pas été faite pour tout le monde ; elle vise seulement ceux qui défendent leur vie et la vie de leurs camarades malheureux. Les gens qui défendent « leur Dieu » et surtout ses représentants sur terre qui défendent leurs appointements sont au-dessus des lois scélérates.

L’opposition est-elle assez nette ? Et le rôle des lois assez manifeste ? Il est bon de le noter et de s’en souvenir.

Michel Petit.

 

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