BB 18 6450. 1894-03-29. Courrier Proc. Général relate toute l’affaire, les faits, les doutes, les appréciations sur les accusés, l’instruction pour prouver entente anar et antimilitariste issue correspondance officieuse du juge d’instruction

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Retranscrit par Archives anarchistes.

 

Cour d’appel d’Angers

Parquet du procureur général

n°1025

Angers le 29 mars 1894

Monsieur le Garde des sceaux,

Monsieur le juge d’instruction vient de communiquer officieusement à Monsieur le procureur de la république d’Angers, la procédure dirigée contre un certain nombre d’anarchistes inculpés du crime prévu par les articles 265, 266 du Code pénal, modifiés par la loi du 18 décembre 1893 et le moment est venu de prendre des réquisitions définitives. Mais la question à résoudre nous paraît à notre substitut et à moi-même extrêmement délicate et j’ai l’honneur, avant de saisir la chambre d’accusation et d’engager des poursuites dont le résultat très douteux pourrait avoir d’assez graves conséquences, de vous prier de vouloir bien me donner des instructions.

Les faits qui ont motivé l’information sont les suivants :

Le 22 décembre dernier, quelques jours après l’attentat de Vaillant, un ouvrier de l’usine Bessonneau (usine extrêmement importante de tissage de chanvre, cordes, cordages, toiles, voiles, etc, où travaillent 1800 ouvriers) informait la police que, le soir même, un sieur Chevry, anarchiste et repris de justice dangereux devait afficher sur les murs d’Angers, le placard « Les dynamitards aux Panamitards » qui venait d’être saisi à Paris.

Le jour même, en effet, vers deux heures du soir, Chevry sortait du numéro 48 de la rue de Paris où habite un sieur Philippe, également connu comme anarchiste, il se dirigeait du côté de la ville où il voulait commencer l’affichage.

Par une méprise regrettable sur la nature et les circonstances du délit qu’ils étaient chargés de constater, les agents ne laissèrent pas à Chevry le temps de commencer le délit et s’assurèrent de sa personne avant qu’aucun placard ne fut affiché. Chevry fut du reste trouvé nanti de 19 exemplaires du placard dont il s’agit, du pinceau et du pot de colle nécessaire pour l’affichage. Il fut arrêté et maintenu en détention.

Ce fait, assez grave n’avait pas manqué d’attirer sur Philippe, qui avait forcément vu Chevry avant son départ pour afficher les placards et qui devait être au courant des intentions de ce dernier. Aussi, une nouvelle déclaration de l’ouvrier de M. Bessonneau provoqua-t-elle une légitime émotion lorsqu’il vint faire connaître à la police que, dans la soirée du 22 décembre, il avait entendu entre Chevry, Philippe et un troisième individu dont il ne pouvait donner le nom, la conversation suivante. L’un d’eux aurait dit : « Et cette bombe ? » A quoi Philippe aurait répondu : « Elle est en lieu sûr, elle éclatera dans une grande usine avant la fin de la semaine (ou avant la fin du mois). »

En rapportant le propos, l’ouvrier ajoutait qu’il croyait la bombe cachée chez un cordonnier du nom de Dubois.

Bien que la déclaration du dénonciateur fut un peu tardive, la précision du propos rapporté était telle qu’il y avait lieu d’y ajouter foi et de prendre des mesures pour paralyser cette tentative avant l’exécution.

Le 29 décembre, Philippe, la veuve Ledu, maîtresse de Chevry et Dubois ont été arrêtés. Mis en demeure de s’expliquer, ils ont nié avoir tenu les propos relatifs à la bombe et affirmé n’avoir jamais formé de semblables projets. La veuve Ledu s’est défendue en disant qu’elle n’avait jamais entendu parler de rien. Dubois a protesté de son innocence, en ce qui concerne la détention de l’engin et comme il n’a pas une mauvaise réputation, qu’il est marié, père de famille et bon ouvrier, il fut remis en liberté le 30 décembre.

Pour faire la preuve, sinon de l’existence de cet engin, tout au moins de l’exactitude des propos tenus, il eut été nécessaire d’entendre l’ouvrier de M. Bessonneau comme témoin puis de le confronter avec Philippe et Chevry mais cette mesure d’instruction devint impossible pour deux raisons. Outre que l’ouvrier dénonciateur devait être considéré jusqu’à preuve contraire, comme un auxiliaire sincère et précieux, dont on aurait ainsi perdu le concours utile en le confrontant, il se refusait lui-même, redoutant les vengeances, à déposer comme témoin sous la foi du serment.

Dans ces conditions les perquisitions s’imposaient à bref délai, et le 29 décembre, conformément d’ailleurs aux instructions verbales que vous aviez bien voulu me donner, elles étaient ordonnées par la magistrat instructeur chez tous les anarchistes inculpés d’association de malfaiteurs ou d’entente dans le but de commettre ou de préparer des crimes contre les personnes ou les propriétés, pendant que la même mesure était prise par M. le préfet du Maine-et-Loire pour tous autres anarchistes qui n’étaient pas l’objet d’une information.

Le même jour, une ordonnance de saisie était déposée dans les mêmes conditions aux bureaux de Poste et aux gares d’Angers et de Trélazé.

Si les perquisitions du 29 décembre n’ont pas fait découvrir la bombe dont avait parlé l’ouvrier de M. Bessonneau, elles ont amené la saisie d’un certain nombre de documents anarchistes qui tous été soumis à un minutieux examen. Mais la détention de ces pièces qui étaient, pour la plupart depuis longtemps déjà en la possession des inculpés, ne constituait pas une contravention aux lois du 18 décembre 1893, ni aux lois antérieures. Aussi, comme aucun fait nouveau n’était signalé contre les inculpés et que l’ordonnance de saisie du 29 décembre n’amenait aucun résultat et ne provoquait la découverte d’aucun élément d’association ou d’entente entre eux ou avec des anarchistes étrangers, Philippe et Chevry furent mis en liberté provisoire, l’un le 18, l’autre le 19 janvier.
Toutefois l’information restait ouverte et bientôt une nouvelle charge grave était relevée contre Philippe.

A la date du 15 février, on a saisi à la Poste d’Angers un paquet contenant un certain nombre de placards « A Carnot le tueur » (20 exemplaires) avec l’adresse « Monsieur Philippe, rue de Paris, 48, Angers. Maine-et-Loire. France » le placard lui était envoyé d’Angleterre comme tous ceux qui ont été en France.

Cet envoi empreinte un caractère de gravité particulière, en ce qui concerne Philippe à ce fait que

le 22 décembre dernier, Chevry était, il est vrai, pareillement porteur du placard « Les dynamitards aux Panamitards » dont il a toujours prétendu du reste être le destinataire, en réalité il sortait de chez Philippe quand il est parti pour l’afficher, ce qui semble bien indiquer que c’était Philippe qui l’avait reçu. Il n’a pas été possible d’établir lequel des deux inculpés dit la vérité. Quoi qu’il en soit, Philippe a reçu le 15 février le placard « A Carnot le tueur » et s’il n’est pas prouvé qu’il ait consenti à être le destinataire de ce placard, il s’en défend, en prétendant que son adresse est inexactement mise et donne comme explication de cet envoi la notoriété qu’il avait acquise dans les journaux anarchistes, en se présentant comme candidat aux élections d’août 1893, il n’en reste pas moins établi qu’une fois tout au moins, il s’est trouvé le correspondant attitré des anarchistes de l’étranger.

Il a été également établi contre Philippe qu’à trois reprises différentes il a essayé de constituer à Angers un groupe anarchiste qui aurait été, en réalité, l’association de malfaiteurs prévue par la loi. Il reconnaît avoir organisé dans le local loué à cet effet 48 rue de Paris et tout auprès de son appartement particulier deux réunions, l’une tenue au moment des élections, l’autre le 15 octobre qu’il a lui-même nommée « Fête familiale ». Une troisième réunion a eu lieu au (?).

Le compte rendu de la réunion du 15 octobre a été dressé par un procès-verbal de police et il n’est pas douteux que les propos tenus par Philippe et par un autre inculpé nommé Mercier, constituent l’apologie prévue par l’article 24 de la loi du 12 décembre 1893 et peut-être la provocation prévue par l’ancien article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Mais l’apologie n’était pas punissable à la date du 15 octobre dernier et la provocation à cette même date ne pouvait entraîner la détention préventive assurant la répression ; aussi cette réunion ne fut l’objet d’aucune poursuite, mais elle doit être rappelée aujourd’hui et prend une grande importance puisqu’elle constitue tout au moins la preuve des essais faits par Philippe pour organiser le groupe anarchiste d’Angers.

L’anarchiste Mercier, de Trélazé, qui assistait Philippe comme chef de la réunion, avait promis que « tous les dimanches, après midi, elles se renouvelleraient au même endroit. »

Ces événements et la promulgation des lois des 12 et 18 décembre 1893 ne lui en ont pas laissé le temps. On a, du reste, retrouvé au domicile de Philippe des cartes d’entrée toutes préparées pour ces réunions futures.

Quel aurait été le but de l’association ? Il ressort suffisamment de la lecture du procès-verbal du 15 octobre : Philippe dit notamment : « Si on me faisait perdre mon travail, que je devienne un vagabond et que je ne sache où aller, je me servirais de la marmite pour aller finir ensuite dans les mains de Deibler. Voilà pourquoi on devient révolté. Au lieu de se suicider bêtement, il vaut mieux faire disparaître quelqu’un avec soi.

Mercier ajoute : « Pourquoi, en grève, ne met-on pas le feu à la fabrique ? »

Un troisième resté inconnu : « Il n’y a qu’un moyen : tuer les patrons et prendre leur matériel. Et un quatrième, enfin : « Espérons que si un jour nous avons des marmites, sans viande dedans, nous nous en servirons pour autre chose. »

Le but de l’association ressort encore de chansons révoltantes accolées, au nombre de dix, cartonnées sur les murs de la salle louée par Philippe, enfin des emblèmes que Philippe reconnaît avoir apposés dans différentes parties de cette salle : une potence, une fourche et une marmite dont il a allumé la mèche au moment de la réunion. Philippe traite aujourd’hui ces emblèmes de fumisterie, il se défend d’avoir jamais été, à aucun moment, partisan de la propagande par le fait, et lorsqu’on lui demande pourquoi il avait la photographie de Ravachol, l’Hymne à Ravachol, l‘almanach du Père Peinard pour 1894, la chanson « Les anarchistes aux conscrits », en un mot les publications les plus dangereuses et les plus violentes, il se défend en disant que lorsqu’on est sérieusement anarchiste, on est pas un malfaiteur.

Comme travailleur Philippe est d’ailleurs fort estimé de son patron et il se fait aimer de tous ses camarades par sa charité sans bornes. Il n’a jamais subi de condamnation.

Chevry qui a été avec Philippe dans la première partie de l’information contre les anarchistes est un repris de justice en même temps qu’un anarchiste des plus dangereux et capable par la violence de son caractère et l’absence de tout sens moral, des excès les plus redoutables. L’instruction n’a, il est vrai rien établi de précis contre lui depuis les tentatives d’affichage du 22 décembre dernier, il semble même vivre depuis le 19 janvier, isolé des autres anarchistes de la région. Mais il est certain qu’il était un des habitués des réunions tenues chez Philippe et qu’un des premiers, il a cherché à faire à Angers et à Trélazé de la propagande anarchiste.

A la suite d’une explosion qui eut lieu au mois d’avril 1892, au commissariat d’un des arrondissements d’Angers, Chevry, déjà connu pour ses extravagances de langage et de conduite, fut inculpé, et une longue instruction fut suivie contre lui, non comme auteur principal de cet attentat, car il subissait une peine de six jours de prison et était détenu depuis la veille de l’attentat, mais comme complice pour avoir donné des instructions. Il fut remis en liberté après l’instruction faute de preuves suffisantes.

En outre de cette inculpation des plus grave et qu’on ne saurait écarter du passé de Chevry, car l’ordonnance de non lieu dont il a bénéficié dans cette circonstance ne peut faire disparaître les présomptions très lourdes relevées contre lui, cet individu avait déjà sept condamnations.

Dans une réunion tenue au Cirque à Angers, en avril 1892, Mercier proposait aux suffrages des électeurs, la candidature de Ravachol et se retirait à la clôture de la séance, en criant : « Vive l’anarchie ». Enfin des faits plus précis ont été relevés contre lui dans l’information. Outre sa participation effective à la réunion du 15 octobre (Fête familiale de Philippe) et ses efforts ainsi consentis pour établir un « groupe anarchiste », il est établi que Mercier a été le destinataire des deux placards « Les Dynamitards aux Panamitards » et « A Carnot le tueur », saisis à la poste à la fin de décembre et le 15 février derniers. Mercier invoque pour sa défense, sur ce point, le libellé des adresses qui porte : « M. Mercier, rue Lyonnaise, 51 à Angers. Maine-et-Loire. France » alors qu’il habite depuis le mois de juillet dernier, la commune de Trélazé, et cherche à en conclure, que alors même qu’il aurait entretenu des relations avec les anarchistes étrangers, ce qui d’ailleurs n’existe pas, il aurait cessé ces relations depuis longtemps, puisqu’ils n’ont même pas son adresse exacte. Il déclare que si ces deux placards lui ont été adressé, c’est que en 1892, il avait déjà été l’objet de perquisitions, ce qui n’a pas échappé aux compte-rendus des journaux anarchistes.

Mercier a été trouvé détenteur lors de la perquisition du 29 décembre, de l’Almanach du Père Peinard pour 1894, du numéro du Père Peinard du 1er au 8 octobre 1893, d’un grand nombre de chansons anarchistes manuscrites et notamment d’une chanson imprimée, au dos de laquelle est écrite, à la (?), la phrase suivante : « Mais on finit toujours à s’entendre pour l’extermination de cette sale race, le parasite. »

S’il est vrai que depuis sa mise en liberté provisoire du 19 janvier dernier, il semble s’être abstenu de tout nouvel effort de propagande (il s’est borné à écrire sur son échoppe ces mots, aujourd’hui effacés : « Cordonnerie anarchiste ») il ne résulte pas moins de l’analyse des divers documents qui précèdent et qui confirment l’attitude de Mercier à la réunion familiale du 15 octobre, qu’il ne cherche qu’un but, celui de fortifier la propagande anarchiste en réunissant ses divers membres dans une association commune.

Comme travailleur, et en dehors des faits qui précèdent, Mercier à une bonne réputation. Il n’est ni ivrogne, ni paresseux. Il travaille consciencieusement et n’a jamais subi aucune condamnation.

Meunier s’est trouvé compris dans l’information suivie à Angers, à la suite de la lettre écrite par lui de Brest, à Mercier le 31 décembre dernier. Ainsi que nous l’avons dit plus haut, il avait déjà, à Angers, avant son arrestation, la plus détestable notoriété. Les renseignements recueillis sur ses antécédents, ses propres déclarations et la correspondance saisie au domicile de ses parents, à Nolliers (Vendée) le présentent comme un esprit mauvais, dévoyé, ennemi par principe de toute autorité, dénué de sens moral, imbu des idées les plus fausses sur tout ce qui touche à l’organisation de la famille et de la société. Il suffit, pour se rendre un compte exact de ses aspirations, de lire les sommaires préparés pour ses conférences (saisis au nombre de 120 environ, à Brest et à Nolliers. En 1886, Meunier s’est enfui de Bellefontaine, couvent où il travaillait comme oblat. Dès 1889, le 29 octobre, il se faisait condamner, comme clerc d’huissier à la Roche-sur-Yon, à 18 mois de prison, pour abus de confiance qualifiée. A partir de sa libération, c’est à dire du mois d’avril ou de mai 1891, il s’est lancé dans la propagande anarchiste, se posant comme conférencier, et se faisant à ce titre, engager dans les différents centres où le secours de sa parole pouvait paraître avantageux.

Détenu du 2 juillet 1891 au 30 août 1892, à Nantes, pour cris séditieux à l’audience de la cour d’assises, il se rend ensuite à Limoges où il se lie intimement avec le sieur Thénnevin, conférencier-voyageur comme lui, un anarchiste récemment arrêté et transféré à Paris.

Puis, il vient à Angers, prêcher et entretenir la grève des ouvriers tisseurs. Au commencement de 1893, il fait un voyage de conférences dans l’Ouest, et enfin se fixe à Brest, ou dans une commune voisine et au domicile d’un sieur Sevré, anarchiste militant de la contrée. Lié à Nantes, pendant son séjour, en 1891, avec le sieur Guillemin qui est aujourd’hui poursuivi et détenu à Saint-Nazaire, pour association de malfaiteurs, Meunier a également connu à Brest, pendant son dernier séjour, un sieur Guyand de Bréville dont la tentative de suicide à Guimgand, il y a quelques mois, a eu, un certain retentissement, quoique Meunier semble par lui-même et en dehors de toute affiliation à une association quelconque, avoir été l’ennemi des mesures violentes et qu’il soit établi qu’il a, notamment au lendemain de l’attentat de Barcelone publiquement flétri les moyens violents et déconseillé la propagande par le fait, il doit être considéré comme l’un des traits d’union entre les divers membres de l’association et l’un des liens destinés à maintenir la correspondance entre les groupes disséminés.

Au nombre des anarchistes inculpés à la suite de la saisie du 29 décembre dernier, se trouvait un sieur Guesnier, fendeur d’ardoises à Trélazé. Guesnier n’était pas un inconnu pour le parquet.

Dès 1892, à l’occasion des mesures prises lors des premiers attentats anarchistes, il figurait sur une liste découverte à Chamont entre les mains d’un sieur Raoul Rodach (anarchiste des plus actifs et des plus dangereux) comme correspondant avec ce dernier, pour la propagande à faire, surtout au moyen de réunions (Guesnier Charles, aujourd’hui inculpé, a, il est vrai un frère plus jeune que lui également anarchiste et qui a été peut-être le correspondant de Rodach).

Interrogé d’abord, le 4 janvier sur les écrits trouvés à son domicile dans la perquisition du 29 décembre, Guesnier avait été provisoirement laissé en liberté, lorsque, le 22 janvier, on saisissait à la poste, en vertu de l’ordonnance de saisie qui frappait sa correspondance, une lettre à lui adressée de Versailles à la date du 16 janvier, par un sieur Fouquet, soldat au 1er génie, en garnison dans cette ville et ancien carrier à Trélazé.

Cette lettre odieuse, conçue dans les termes les plus violents et les plus révoltants, dont je vous ai d’ailleurs envoyé copie, révélait chez le sieur Fouquet qui l’avait écrite, le plus dangereux esprit et des intentions réellement criminelles à l’égard de ses chefs. Mis en demeure de s’expliquer sur les motifs qui avaient pu déterminer Fouquet à lui envoyer une semblable lettre, Guesnier ne put que se défendre d’avoir connu intimement celui qui lui écrivait et prétendre qu’il n’était pas responsable des opinions de Fouquet. A l’effet de prévenir toute nouvelle correspondance entre eux, Guesnier fut mis en détention, en même temps une commission rogatoire était adressée à Versaille pour interroger Fouquet.

Celui-ci se hâta de désavouer les termes de sa lettre et affirma qu’il n’avait écrit à Guesnier, dans des termes aussi violents, que pour lui être agréable et obtenir ainsi peut-être, une gratification en argent.

Pour permettre la confrontation, Fouquet a été transféré de Versailles à Angers, le 2 février et la confrontation avec Guesnier a eu lieu le 3 février.

Elle a été accablante pour Guesnier. Non seulement Fouquet a maintenu énergiquement ces deux points principaux, à savoir :

1° que Guesnier l’avait vivement engagé avant son départ pour le régiment, à faire de la propagande anarchiste parmi ses camarades ;

2° que « si la révolution venait, il fallait enfiler les chefs » mais il nous énergiquement soutenu qu’il n’avait écrit à Guesnier ainsi, que pour lui être agréable, laissant comprendre par là, qu’il voulait lui prouver combien il avait profité de ses leçons.

Il a été, en effet établi qu’avant son départ pour le régiment ( au mois de juillet 1893) Fouquet avait travaillé comme carrier, pendant huit mois, aux carrières de la Grand’Maison (Trélazé) et qu’ainsi il avait noué des relations intimes avec Guesnier et les autres anarchistes très nombreux dans cette carrière. Les antécédents de Guesnier et les papiers saisis à son domicile viennent confirmer les déclarations de Fouquet. Il a été dit plus haut qu’en 1892, il correspondait avec d’autres anarchistes étrangers ; porteur des journaux La Révolte et le Père Peinard, pendant environ huit mois, il recevait encore, ou achetait toutes les publications anarchistes prêchant la violence et l’insoumission. On a trouvé chez lui l’Almanach du Père Peinard pour 1894 ; une chanson imprimée très dangereuse « Les conscrits insoumis », et il recevait encore le 10 mars (présent mois), une certaine quantité de journaux La Révolte qui lui étaient adressés de Paris-Suresnes par colis postal, en gare de Trélazé, avec son adresse imprimée.

Fouquet, qui se défend maintenant d’être anarchiste et qui appartient à une honnête et tranquille famille de Saint-Barthélémy (Maine-et-Loire) n’est pas aussi inoffensif qu’il voudrait le faire croire. Il a été pris en flagrant délit de mensonge quand il a prétendu ne connaître que de nom ou à peu près les anarchistes Mercier et meunier dont il parle dans sa lettre. Il a bien fréquenté Mercier dont les habitudes sont connues et qui cherche surtout à faire des prosélytes parmi les jeunes gens ; la confrontation des deux inculpés n’a pas été celle de deux inconnus. Quant à Meunier, Fouquet le connaissait également très bien, car lors d’une rencontre fortuite au cabinet d’instruction, Meunier lui a serré la main en lui demandant de ses nouvelles et le tutoyant.

Telles sont, sans parler d’autres inculpés contre lesquels aucun fait très précis n’ont été relevés et qui doivent, sans hésitation, bénéficier d’une ordonnance de non lieu, les charges relevées par l’information.

Sont-elles assez graves pour requérir le renvoi devant la chambre d’accusation et sont-elles assez caractérisées pour que la chambre d’accusation ordonne le renvoi devant le jury de ceux sur lesquels je viens de m’expliquer. En un mot constituent-elles cet accord qu’aux termes de votre circulaire du 23 décembre 1893, le législateur a voulu laisser aux magistrats le soin d’apprécier suivant les circonstances et qui serait intervenu pour « commettre ou préparer des attentats. »

Sur cette question, née d’hier, il n’y a aucun précédent et si de nombreuses informations ont été requises, je n’ai pas appris qu’aucune chambre d’accusation, ni aucun jury, aient été encore appelés à se prononcer.

Aussi, j’ose espérer que mes hésitations ne vous surprendront pas et que vous m’accorderez (?) d’avoir voulu être entièrement d’accord avec vous, soit avant de requérir une ordonnance de non lieu, soit avant de risquer une poursuite qui, se terminant peut-être par un acquittement pourrait tout à la fois réjouir les ennemis du gouvernement, donner une audace nouvelle aux anarchistes et rendre plus délicate encore la solution des affaires analogues qui peuvent être ou seront, dans l’avenir, l’objet d’informations.

En résumé et d’après l’exposé qui précède on peut, ce me semble, raisonnablement soutenir devant la chambre d’accusation que depuis un temps assez long, une entente est intervenue entre Philippe, Mercier, Meunier, Chevry, Guesnier et Fouquet, et que cette entente n’a pas eu pour but unique de commettre un ou des attentats, l’emploi de moyen violents a été discuté, conseillé et décidé.

Ne voit-on pas, en effet, depuis un temps déjà long à Angers et à Trélazé, Philippe, Mercier, Guesnier et Meunier qui ont entretenu d’anciennes et étroites relations, faire dans les réunions publiques, sur les carrières de Trélazé à Angers et partout où l’occasion se présente, une active propagande et prêcher les doctrines anarchistes.

Ne voit-on pas Chevry compagnon assidu de Philippe, assister à toutes les réunions et essayer de propager les violents appels qui viennent de l’étranger ?

Ne sont-ils pas tous d’accord pour faire naître une agitation déterminée, pour aviver les griefs réel ou imaginaires des ouvriers contre les patrons et pour attiser les haines ou l’envie des déshérités de la fortune ?

Ne cherchent-ils pas tous à débaucher les militaires et à désorganiser l’armée ? Car ce n’est pas seulement la lettre de Fouquet qui, à ce sujet, est particulièrement instructive. Philippe lui-même et ce rapprochement ne manquera pas de vous frapper, a dit dans cette fameuse réunion du 15 octobre dont j’ai déjà parlé qu’il devrait faire ses 28 jours et qu’il les ferait volontiers plusieurs fois par an, parce qu’au régiment la propagande anarchiste est aisée à faire, ce dont il ne s’est pas privé. Il ajoute que l’idée de Patrie disparaît dans l’armée, ce qu’il a constaté lui-même. Et les conférences de Meunier et sa correspondance ne démontrent-elles pas que ses idées sont celles de ses co-inculpés et qu’il poursuivent le même but.

N’est-ce pas là un premier point qui semble acquis, presque indiscutable et n’avons-nous pas déjà l’entente commune prévue par la loi de décembre.

Quel est maintenant le but de cet entente et quels sont les moyens que les inculpés se proposent d’employer, qu’ils ont hautement approuvés et hautement conseillés à ceux dont ils ont voulu faire des adeptes. Ils n’ont pas manqué, à l’instruction de protester contre l’emploi de la violence et Meunier a même démontré qu’il s’était publiquement et énergiquement élevé contre l’attentat de Barcelone. Mais ils n’ont pas toujours été aussi sages. Meunier a été condamné pour cris séditieux par la cour d’assises de la Loire Inférieure et si pendant la grève des ouvriers tisseurs, à Angers, l’année dernière, il était trop prudent pour se montrer violent dans les réunions publiques, la police a la preuve qu’en secret à la Bourse du travail, il conseillait la résistance et l’emploi des pires moyens. Quelque temps auparavant et lors des élections municipales Meunier avait proposé la candidature de Ravachol.

Quant à Philippe, le chef avéré du groupe anarchiste d’Angers, correspondant des anarchistes de Londres, l’organisateur des réunions où on montrait comme emblèmes : une marmite avec mèche allumée, une potence pour les patrons et une fourche pour les propriétaires, lui, qui le soir de l’attentat de Vaillant criait en pleine rue : « Venez donc les gars, nous allons danser en l’honneur de la chambre des députés. Jamais on n’a vu les députés se sauver comme aujourd’hui », il fera difficilement croire à sa modération.

Enfin, il reste la lettre de Fouquet et les préceptes de Guesnier si attentivement écoutés et si fidèlement retenus. Ne sont-ce pas là autant de faits et autant de propos qui dénotent l’intention bien arrêtée de commettre, le cas échéant tout attentat qui paraîtront nécessaires ?

Aussi, sommes-nous, il me semble, bien près d’avoir juridiquement démontré l’existence des faits prévus par la loi du 18 décembre et pouvons-nous espérer qu’il serait fait droit à nos réquisitions par la chambre d’accusation qui ne saurait, je crois, sérieusement objecter, que d’autre part, les faits d’entente reprochés aux inculpés sont antérieurs à cette loi et d’autre part qu’elle n’a entendu viser que des attentats précis, déterminés et non des attentats quelconque qu’on commettrait plus tard ou qu’on ne commettrait jamais, suivant comme ledit Fouquet, que le moment viendrait ou ne viendrait jamais.

Sur le premier point, en effet, il est facile de répondre que l’entente est un fait permanent qui a continué après la promulgation de la loi du 12 décembre et donc l’existence s’est particulièrement manifestée le 19 janvier, jour de la saisie de la lettre de Fouquet.

Sur le second point, il semble que la loi deviendrait inapplicable si le juge exigeait pour son application que l’accord se fut établi pour commettre un attentat déterminé et nettement spécifié ; d’ailleurs, l’exposé des motifs et la discussion de la loi suffisent à écarter une semblable interprétation.

La chambre d’accusation ordonnerait donc vraisemblablement le renvoi devant la cour d’assises mais que fera le jury ?

Non seulement et malgré que l’arrêt de renvoi ait acquis l’autorité de la chose jugée, on discutera longuement l’existence même du crime, mais l’un des principaux arguments de l’accusation, c’est à dire la violence des propos, les mauvais conseils, la résolution coupable, disparaîtront lorsqu’on lira les compte-rendus des anciennes réunions si nombreuses et si connues des anarchistes de Paris où la violence du langage dépassait et de beaucoup tout ce qui a pu, en 1893, être dit à Angers, à Trélazé, par Philippe et Mercier et à Brest par Meunier. On ajoutera qu’on ne paraît pas encore, tout au moins, avoir fait état contre les anarchistes parisiens, de toutes les violences du langage, de toutes les apologies tolérées et permises avant les lois de décembre et l’accusation écartée à cause de l’ancienneté des faits relevés contre les principaux coupables ne deviendra sérieusement discutable qu’en ce qui concerne Fouquet et Guesnier, contre lesquels il restera la lettre du 19 janvier.

Mais, les chefs étant acquittés, ces deux comparses le seront également, l’un parce qu’à ce moment là, il aura fait plusieurs mois de détention préventive et l’autre parce qu’il est militaire et peut être renvoyé aux compagnies de discipline.

Quoiqu’il en soit, je m’empresserai Monsieur le Garde des sceaux, de me conformer aux instructions que vous voudrez bien me donner et suis prêt soit à vous communiquer la procédure, soit mieux, à vous la porter à Paris où je pourrais avant de prendre une détermination définitive vous donner oralement tous autres renseignements que vous jugerez utiles.

Quatre prévenus seulement sont aujourd’hui détenus préventivement ; ce sont les nommés Meunier, Guesnier, Fouquet et un nommé Hamelin qui a a été arrêté il y a quelques jours seulement, parce qu’il s’était vanté, à Trélazé, de connaître Pauwels.

On a requis contre lui et il a été momentanément arrêté dans le seul but de le tenir à la disposition de monsieur le procureur de la république près le tribunal de la Seine, s’il jugerait nécessaire sa présence à Paris. Mon substitut d’Angers n’a pas encore reçu de réponse.

Si vous jugiez, ainsi que je le pense moi-même, qu’en l’état il n’est pas opportun d’intenter des poursuites immédiates mais qu’il peut être utile de laisser l’information ouverte, on pourrait se borner à mettre en liberté provisoire Meunier, Guesnier, Fouquet et Hamelin, si ce dernier n’est pas réclamé par monsieur le procureur de la république de la Seine. Fouquet serait réintégrée à son régiment et il serait, je crois, facile, les cas échéant, de retrouver les autres inculpés.

Si au contraire, vous pensez que les faits sont suffisamment caractérisés pour saisir la chambre d’accusation et envoyer le débat devant le jury, j’estime qu’il serait nécessaire de replacer Philippe, Mercier et Chevry sous mandat de dépôt.

Je suis avec un profond respect

Monsieur le Garde des Sceaux

Votre très dévoué et très obéissant serviteur

Le Procureur général